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Paroles et Visages - Page 116

  • N'être d'aucun ordre ...

    Quasiment tout un chacun en ce monde, perçoit l’Autre en fonction de son éducation, de sa culture, de sa sensibilité, dans un « ordre des choses » qui peut être celui d’une opinion générale communément exprimée, ou dans un ordre de pensée faisant consensus au sein d’une communauté, d’un groupe de personnes, un ordre « référent » en quelque sorte, notamment en ce qui concerne le rapport de relation entre personnes se connaissant, se fréquentant, échangeant…



    Pour qui n’entre en aucun ordre, ou plutôt n’entre que dans un « ordre naturel des choses » - comme une étoile, un astre, un « objet céleste » entre dans le cosmos – c’est à dire plus du tout ou alors très occasionnellement dans l’ordre défini et régi par des règles, des lois, des principes d’un même monde – tout cela faisant consensus… Pour qui n’entre en aucun ordre donc, la perception de l’Autre entre alors dans une dimension qui dépasse le « cadre » de l’éducation, de la culture, de la sensibilité qui sont les siennes… Et, comme il n’en est point de même, réciproquement, de l’Autre à l’égard de celui, de celle qui n’est d’aucun ordre ; alors celui, celle qui n’est d’aucun ordre ne peut nulle part trouver sa place, nulle part où se rendre, et d’ailleurs, il est difficilement accepté où que ce soit – quand il n’est pas rejeté, ou « invité » à partir s’il est parvenu à s’introduire… À moins que de lui-même il ne s’en aille…



    Il n’y a de relation heureuse entre personnes, proches ou moins proches, qu’en partie…



    Mais, pour qui n’est d’aucun ordre, la relation heureuse entre personnes proches ou moins proches, est rare ; et quand elle l’est, heureuse, elle peut être intense, durable et inconditionnelle…





  • Dans la boîte aux lettres plutôt que de vive voix et en face

    Un ami Vosgien – hélas disparu depuis 15 ans – avait, à l’âge de 86 ans à l’époque – cela devait être je crois en 2006, mon ami étant mort en 2008 – trouvé un matin, dans sa boîte aux lettres, un petit mot inamical de son voisin demeurant à moins de 50 mètres de sa maison, lui signifiant (lui reprochant) d’avoir utilisé sa tondeuse au-delà de 17 h un jour de semaine…

    Mon ami âgé de 86 ans, un jour d’été particulièrement chaud, avait en effet attendu 17h pour utiliser sa tondeuse autour de sa maison, sur un espace d’environ 30 ou 40 mètres d’un côté, 50 ou 60 mètres de l’autre côté…

    Le voisin en question était, de notoriété publique, un personnage « peu sympathique et pointilleux » et mon ami ne le voyait pour ainsi dire jamais, d’ailleurs ce voisin peu sympathique ne disait « ni bonjour ni merci ni merde » à qui que ce soit… Et « n’avait pas été foutu de comprendre » que mon ami âgé préférait tondre lorsqu’il faisait moins chaud…

    Ce genre de comportement (dépôt d’un mot inamical en boîte aux lettres plutôt qu’une franche discussion « entre quat’zyeux ») m’a toujours sidéré, bien que ne m’étonnant pas trop, de la part d’un personnage peu sympathique, ronchon, pointilleux et, assez certainement d’une culture et d’une sensibilité « plus que limite »… Tel que l’était, ce voisin de mon ami…

    Cela dit, ce genre de comportement (dépôt d’un mot inamical et de surcroît non signé, en boîte aux lettres) au sujet d’un « différend de voisinage », par un voisin proche ; de la part d’une personne sensible, intelligente, cultivée, réservée… Correcte et fréquentable en somme… Lorsque cela peut arriver entre voisins… (En principe cela ne doit jamais arriver)… M’interpelle, m’étonne énormément, me surprend… En plus de me sidérer, et m’amène à m’interroger sur ce qu’est la relation humaine, sur le sens même de la relation humaine…

    « Qu’on se le dise » : de ma part, ça n’arrivera jamais, au grand jamais, de déposer dans la boîte aux lettres de l’un ou l’autre de mes voisins, que ce soit dans les Vosges où je suis en été, ou dans les Landes où je suis en hiver, un petit mot inamical de reproche au sujet de quelque « problème » que ce soit !

    Merde alors, comme si « lou boun diou » nous avait pas fait une langue pour parler ! …

    NOTE : « pour mémoire » ce texte que j’avais écrit en été 2008, intitulé « Un ami Vosgien » et qui figure dans mes « histoires anecdotes » et que l’on peut retrouver…





  • Que serait le film de la Grande Histoire sans les figurants ?

    L’un des rôles principaux – je dirais presque que c’est une nécessité sinon même un devoir – d’un écrivain et plus particulièrement d’un écrivain de l’Histoire (et bien sûr d’un historien) … Consiste à porter à la connaissance de ses lecteurs, des personnages inconnus de l’Histoire, de mettre en scène dans leurs écrits, des personnages qu’ils ont rencontrés, appréciés, aimés, pour ce qu’il y avait en eux de singulier, d’unique, et qui ne ressemblait à personne… Une manière, en quelque sorte d’immortaliser par le témoignage, ces inconnus de l’Histoire…

    Mais… Pas seulement des personnages singuliers, appréciés, aimés… Mais aussi des personnages ordinaires ou communs...Pièces, chacun à leur manière, du Grand Puzzle…

    La « Grande Histoire » en effet, est surtout faite de personnages célèbres, et comme dans un film, des figurants plus ou moins nombreux, côtoient, sans que l’on remarque leur visage, les acteurs principaux, les « premiers rôles »…

    Non seulement l’Histoire est faite de personnages célèbres, en général des dominants, de grands possédants, des chefs et des capitaines de guerre, des vainqueurs, des conquérants, de grands bâtisseurs, des fondateurs, des princes, des rois, des empereurs et de leurs cours, des ducs, des comtes, des inventeurs, des intendants, des financiers ; de tout ce qui est de haut rang dans la société, de femmes, amantes, maîtresses célèbres… Mais elle est aussi faite, l’Histoire, de châteaux, de belles demeures, de grandes propriétés, de fêtes somptueuses, de ce que l’on peut voir par exemple dans « Secrets d’Histoire » à la télévision, de Stéphane Bern…

    Certes, cette Histoire là, c’est celle qui « fait rêver » les « communs du mortel » que nous sommes… Et qui ne seront jamais dans les châteaux ni d’aucune grande fête du genre « Garden Partie » du 14 juillet à l’ Élysée…

    Mais sans les figurants, sans les gens du commun, dont pour beaucoup d’entre eux « de bonne volonté » et « en leur genre, chacun, chacune, artisan ou artiste, ou pièce du Grand Puzzle… L’Histoire ne pourrait raconter les châteaux, les princes, les rois, les empereurs, les conquérants, les bâtisseurs…

    Trente six mille ouvriers, manœuvres, artisans, exécutants, durant un demi siècle ont contribué à l’édification du château de Versailles, demeure des rois de France depuis Louis Le Grand…

    Des milliers d’ouvriers dont beaucoup morts à la tâche, ont contribué à l’édification des cathédrales…





  • Merde aux buzz et aux storie's !

    Cent, deux cents, trois cents, six cents – ou mille ou plus – amis sur Facebook… Si seulement deux ou trois, de ci de là, occasionnellement, de ces cent, deux cents, trois cents, mille amis – avec ou sans mention « j’aime » - « se fendent de quelques lignes voire de trois mots » en réponse, réaction, commentaire à ce que tu as posté – ce matin, hier soir, avant-hier, il y a huit jours… - Quel est l’intérêt, pour toi, d’avoir une liste d’amis « longue comme une limousine, voire aussi longue que la suite de voies ferrées reliant Lisbonne à Vladivostok ou à Pékin (Beijing) ? » - rire- …

    Sinon… Si l’on veut parler d’intérêt, celui d’imaginer qu’un certain nombre de ces cent, deux cents, trois cents, mille amis, peuvent être des lecteurs – occasionnels ou réguliers – de ce que tu postes ? …

     

    Quand tu ouvres une fenêtre de la pièce où tu te trouves, tu vois un paysage, une rue, une cour intérieure d’immeuble, des gens qui passent dans la rue, etc. … Selon le lieu où tu habites, à la campagne, dans une ville…

    À défaut de fenêtre, si tu n’as aux quatre côtés de la pièce où tu te tiens, que des murs – à la limite une porte qui, ouverte donne dans un couloir – et si tu veux une fenêtre que tu n’as pas, alors cette fenêtre il te faut l’imaginer et… Imaginer de voir… Des gens passer, un paysage, une rue, des visages…

     

    De certitude il n’y en a vraiment ou assurément qu’une seule : par la fenêtre imaginaire, passe et s’étend, tout près, au loin, très loin, en tout lieu de la Terre là où il y a des humains ; tout ce que tu peux et décides d’exprimer, porté comme par un « fluide »… Ce qui est « mieux » - si l’on veut- que d’écrire ou de dessiner sur l’un des quatre murs qui t’entourent, parce que les murs ne projettent pas, à l’extérieur, de « fluide »…

    1. Jadis, la fenêtre imaginaire pouvait être une page de cahier, de carnet, une feuille de papier tout aussi dépourvue de « fluide »… À moins que couverte d’exprimé qu’elle était, cette page, elle n’ait pu être transmise, transportée et remise entre les mains d’un destinataire… Ce qui ne garantissait nullement une réponse, pas plus, d’ailleurs que la lecture de l’exprimé qui la recouvrait…



    1. Pour en revenir à Facebook, aux réseaux sociaux du Net, comment se fait-il que tant de posteurs – de mots, d’images, de séquences filmées, de ce que l’on appelle des « storie’s »… Se voient « gratifiés » de mille, un million de « vues » ou de « likes »… Comment se fait-il qu’il y ait autant de « héros du jour », autant d’auteurs et de productions de tous ces auteurs plutôt posteurs qu’auteurs à vrai dire… Comment se fait-il qu’autant d’événements de la vie qu’on vit, de ce qui arrive à un tel une telle, de tout ce que l’on voit, filme, photographie et montre, puisse faire un « buzz énorme », une « Une  mille fois plus Une que la Une de n’importe quel journal… Et qu’il y ait autant – par dizaines et centaines de millions – de « journalistes » de « pseudo-journalistes » ? …

    Et… au contraire de tout cela, d’autres posteurs – pourtant prolixes et sans cesse présents jour après jour – à peine « gratifiés » d’un « like » de temps à autre, ne recevant pas, le plus souvent, de réponse, ne « faisant jamais de buzz » … Que je sache : « ils ne sont pas tous des pestiférés », ceux là, celles là ? … Et quand bien même en seraient-ils, des pestiférés ? … Quand on pense par exemple à des rappeurs violents et racistes producteurs d’albums « tam-tam – cœurs – de - pieuvriques » et à tant d’autres vociférants exhibitionistes cent mille fois plébiscités de leurs « followers » … De quels pestiférés, oui, peut-on, doit-on parler, « bons à zapper » ?

    Ce qu’il y a de sûr, sûr et certain… Hélas mille fois certain… C’est que les temps que nous vivons – en dépit de ce qu’offre la Toile en matière de possibilité de diffusion, de liberté d’expression, d’accessibilité de tous à ce qui se voit, se montre, se publie ; en matière d’auto-édition et donc de tout ce que l’on peut soi-même diffuser en tant que producteur (ce qui n’était pas le cas jadis, avant internet) – ne sont plus des temps de « découvreurs de talents », des temps pour les poètes, pour les rêveurs, pour les penseurs, pour les créateurs ; des temps pour qui fait œuvre d’écriture ; des temps pour la réflexion, des temps pour « dire les choses » comme on le disait jadis dans une lettre écrite à la main à un ami ; des temps pour communiquer, pour échanger autrement que péremptoirement… Mais que ce sont des temps d’imprécations, de propos lapidaires ; des temps pour la brièveté, pour la rapidité, pour l’immédiateté ; des temps où dès que tu postes sur la Toile, dans un blog, dans un forum de discussion, sur des réseaux sociaux, plus de dix lignes… Tu n’as plus de visibilité, plus de portée, et que tu es « vite fait zappé »… Et qu’il n’y en a plus que pour les Youtubeurs « tam tam musicalaristes » ou posteurs de vidéo-storie’s, pour des millions de Une du jour, pour de la fesse qui se dandine, pour du « postcast », pour des galeries d’images, pour tout ce qui fait de l’émotion « claque-binguante », pour ce qui braille et rudoie, « kalachnikove », malmène, déconsidère, injurie, provoque, agresse, détruit, réduit, anéantit, dévalorise…



    Le pire pour celui ou celle qui n’a jamais de réponse ou qui en a une à chaque tremblement de terre… C’est lorsque dans sa liste d’amis, il y en a une dizaine parmi les cent, deux cents, trois cents ou mille, qui sont des amis privilégiés et qui, au moins eux, devraient se manifester mais demeurent aussi silencieux que les autres…

    Merde aux buzz et aux storie’s ! …





  • Gustave Flaubert, vu par Guy de Maupassant dans ses chroniques, en 1876

    Voici le texte intégral de la première chronique de Guy de Maupassant, du 22 octobre 1876 « Gustave Flaubert » …

    Gustave Flaubert, écrivain Français né à Rouen le 12 décembre 1821 et mort à Croisset – commune de Canteleu, en Seine Maritime – le 8 mai 1880…

     

    M’adressant tout particulièrement à celles et ceux d’entre vous qui conçoivent, acceptent, et donc, prennent le temps de lire (Ce qui, soit dit en passant, n’est guère très courant ni d’actualité sur la Toile et dans les réseaux sociaux)… Prennent le temps de lire mais aussi et surtout sont des personnes « aimant la littérature (et la langue française) » … Je dis que ce texte de Guy de Maupassant, écrit en 1876, est de nos jours encore, « tout à fait d’actualité » dans la mesure où il est le reflet de ce que « devrait être » - intemporellement – (c’est à dire de toutes les époques) un écrivain, en fait de toute l’œuvre d’un écrivain)…

     

    En un seul mot pour résumer : si un écrivain est en même temps un artiste, alors oui, c’est un écrivain… Quoique cela ne signifie point pour autant qu’un écrivain « bon artisan de l’écriture plutôt qu’artiste de l’écriture » ne soit pas, tout de même et heureusement pour un large public, un écrivain auteur d’ouvrages, de livres publiés… Parce qu’un bon artisan en toute chose autre que l’écriture (je pense à un ébéniste, à un orfèvre par exemple) mérite reconnaissance de la qualité de sa facture ou de sa « patte » personnelle… (Seulement il faut à mon sens, bien différencier – en littérature - « artisan de l’écriture » et « écrivain – artiste de l’écriture » …

     

     

    « De temps en temps, parmi les écrivains qui laisseront leur nom à la postérité, il s’en trouve qui se font une place spéciale par la perfection et par la rareté de leurs œuvres. D’autres, à côté, produisent abondamment mêlant le rare au banal, les choses trouvées aux choses communes, et forçant le critique et le lecteur à un travail considérable pour démêler ce qui doit rester de ce qui doit disparaître. Mais eux, par un enfantement laborieux et patient, produisent une œuvre absolue, parfaite dans l’ensemble et dans les détails. Et si tous les ouvrages de ces auteurs n’obtiennent pas auprès du public un succès absolument égal, il y a toujours au moins un de leurs livres qui reste dans l’histoire des Lettres avec l’étiquette de chef-d’œuvre, comme ces tableaux des grands maîtres qu’on place au Louvre dans le salon carré.



    M. Gustave Flaubert n’a encore produit que quatre livres et tous resteront. Il se peut qu’un seul soit qualifié de chef-d’œuvre, et cependant les autres ne l’auront certes pas moins mérité que celui-là.



    Tout le monde a lu Mme Bovary, Salammbô, l’Éducation sentimentale et la Tentation de saint Antoine ; tous les journaux ont fait si souvent l’analyse de ces ouvrages que je n’ai point l’intention de la recommencer. Je veux parler d’une manière générale de l’œuvre de M. Flaubert, et y chercher des choses que tout le public n’y a peut-être pas vues jusqu’à présent.



    Les gens qui jugent tout sans rien savoir, et qui s’empressent, aussitôt que vient de paraître un livre d’un genre nouveau et inconnu, d’y attacher, comme une pancarte, la bêtise de leur jugement qu’ils croient être éternel, ont proclamé bien haut, à l’apparition de Mme Bovary, que M. Flaubert était un réaliste, ce qui dans leur esprit, signifiait matérialiste.



    Depuis il a publié Salammbô, un poème antique, et Saint Antoine, une quintessence des philosophies ; cela ne fait rien ; des journalistes compétents l’avaient baptisé matérialiste, et matérialiste il est resté pour les cerveaux rudimentaires des gens bien pensants.



    Ce n’est point ici la place de faire l’histoire du roman moderne et d’expliquer toutes les causes de l’émotion profonde soulevée par l’apparition du premier livre de M. Flaubert. Il me suffira de faire ressortir la plus importante.



    Depuis l’origine des temps, le public français buvait avec délices l’onctueux sirop des romans invraisemblables. Il aimait les héros et les héroïnes et les choses qu’on ne voit jamais dans la vie, pour l’unique raison qu’elles sont irréalisables. On appelait les auteurs de ces livres des idéalistes, simplement parce qu’ils se tenaient toujours à des distances incommensurables des choses possibles, réelles, matérielles. — Quant à des idées, ils en avaient peut-être encore moins que leurs lecteurs. Balzac est venu, et c’est à peine si on y a fait attention dans le commencement. — C’était pourtant un innovateur étrangement puissant et fertile et un des maîtres de l’avenir, écrivain imparfait, sans doute, gêné par la phrase mais inventeur de personnages immortels qu’il faisait mouvoir comme dans un grossissement d’optique, les rendant par cela même plus frappants et en quelque sorte plus vrais que la réalité ! — Madame Bovary paraît, et voilà tout le monde bouleversé. — Pourquoi ? Parce que M. Flaubert est un idéaliste, mais aussi et surtout un artiste, et que son livre était cependant un livre vrai ; parce que le lecteur, sans s’en rendre compte, sans savoir, sans comprendre, a subi la toute-puissante influence du style, l’illumination de l’art qui éclaire toutes les pages de ce livre.



    En effet, la première qualité de M. Flaubert, qui pour moi éclate aux yeux dès qu’on ouvre un de ses ouvrages, c’est la forme ; cette chose si rare chez les écrivains et si inaperçue du public ; je dis inaperçue, mais sa force irrésistible domine et pénètre ceux qui y croient le moins, comme la chaleur du soleil échauffe un aveugle qui n’en voit cependant point la lumière.



    Le public entend généralement par « forme » une certaine sonorité des mots disposés en périodes arrondies, avec des débuts de phrases imposants et des chutes mélodieuses. Aussi ne s’est-il presque jamais douté de l’art immense enfermé dans les livres de M. Flaubert.



    Chez lui, la forme c’est l’œuvre elle-même : elle est comme une suite de moules différents qui donnent des contours à l’idée, cette matière dont sont pétris les livres. Elle lui fournit la grâce, la force, la grandeur, toutes ces qualités, qui, pour ainsi dire, dissimulées dans la pensée même, n’apparaissent que par le secours de l’expression. Variable à l’infini comme les sensations, les impressions et les sentiments divers, elle se colle sur eux, inséparable. Elle se plie à toutes leurs manifestations, leur apportant le mot toujours juste et unique, la mesure, le rhythme particulier pour chaque circonstance, pour chaque effet, et crée par cette indissoluble union ce que les littérateurs appellent le style, fort différent de celui qu’on admire officiellement.



    En effet, en appelle généralement style une forme particulière de phrase propre à chaque écrivain, ainsi qu’un moule uniforme dans lequel il coule toutes les choses qu’il veut exprimer. De cette façon, il y a le style de Pierre, le style de Paul et le style de Jacques.



    Flaubert n’a point son style, mail il a le style ; c’est-à-dire que les expressions et la composition qu’il emploie pour formuler une pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot.




    « Hors le style, point de livre, » telle pourrait être sa devise. Il pense, en effet, que la première préoccupation d’un artiste doit être de faire beau ; car, la beauté étant une vérité par elle-même, ce qui est beau est toujours vrai tandis que ce qui est vrai peut n’être pas toujours beau. Et par beau je n’entends point le beau moral, les nobles sentiments, mais le beau plastique, le seul que connaissent les artistes. Une chose très laide et répugnante peut, grâce à son interprète, revêtir une beauté indépendante d’elle-même, tandis que la pensée la plus vraie et la plus belle disparaît fatalement dans les laideurs d’une phrase mal faite. Il faut ajouter qu’une partie du public hait jusqu’au mot « forme », comme on hait toujours ce qu’on est incapable de comprendre.



    Donc M. Flaubert est avant tout un artiste ; c’est-à-dire : un auteur impersonnel. Je défierais qui que ce fût, après avoir lu tous ses ouvrages, de deviner ce qu’il est dans la vie privée, ce qu’il pense et ce qu’il dit dans ses conversations de chaque jour. On sait ce que devait penser Dickens, ce que devait penser Balzac. Ils apparaissent à tout moment dans leurs livres ; mais vous figurez-vous ce qu’était La Bruyère, ce que pouvait dire le grand Cervantes ? Flaubert n’a jamais écrit les mots jemoi. Il ne vient jamais causer avec le public au milieu d’un livre, ou le saluer à la fin, comme un acteur sur la scène, et il ne fait point de préfaces. Il est le montreur de marionnettes humaines qui doivent parler par sa bouche, tandis qu’il ne s’accorde point le droit de penser par la leur ; et il ne faut pas qu’on aperçoive Les ficelles ou qu’on reconnaisse la voix.



    Fils d’Apulée, fils de Rabelais, fils de La Bruyère, fils de Cervantes, frère de Gautier, il a bien moins de parenté avec Balzac, quoi qu’on en ait dit, et encore moins avec le philosophe Stendhal.



    Flaubert est l’écrivain de l’art difficile, simple et compliqué en même temps : compliqué par la composition savante, travaillée, qui donne à ses œuvres un caractère frappant d’immutabilité ; simple dans l’apparence, tellement simple et naturel qu’un bourgeois, avec l’idée qu’il se fait du style, ne pourra jamais s’écrier en le lisant : « Voilà, ma foi, des phrases bien tournées. »



    Il devine juste comme Balzac, il voit juste comme Stendhal et comme bien d’autres ; mais il rend plus juste qu’eux, mieux et plus simplement ; malgré les prétentions de Stendhal à une simplicité qui n’est en somme que de la sécheresse, et malgré les efforts de Balzac pour bien écrire, efforts qui aboutissent trop souvent à ce débordement d’images fausses, de périphrases inutiles, de relatifs, de « qui », de « que », à cet empêtrement d’un homme qui, ayant cent fois plus de matériaux qu’il n’en faut pour construire une maison, emploie tout parce qu’il ne sait pas choisir, et crée néanmoins une œuvre immense, mais moins belle et moins durable que s’il avait été plus architecte et moins maçon ; plus artiste et moins personnel.



    L’immense différence qu’il y a entre eux est là en effet tout entière : c’est que Flaubert est un grand artiste et que la plupart des autres n’en sont point. Il est impassible au-dessus des passions qu’il agite. Au lieu de rester au milieu des foules, il s’isole dans une tour pour considérer ce qui se passe sur la terre, et, n’ayant plus la vue bornée par les têtes des hommes, il saisit mieux les ensembles, il a des proportions plus définies, un plan plus ferme, des horizons plus développés.



    Lui aussi il construit sa maison, mais il sait les matériaux qu’il doit employer, et il rejette les autres sans hésitations. Aussi son œuvre est-elle absolue, et on n’en pourrait enlever une parcelle sans détruire l’harmonie totale ; tandis qu’on peut couper dans Balzac, couper dans Stendhal, couper dans tant d’autres, et bien fin qui s’en apercevrait.




    Il ne pense pas, comme quelques-uns, que l’intelligence et l’inspiration, que le hasard et le tempérament suffisent pour faire un livre, que le renseignement soit inutile et la longue recherche méprisable, car il est de la race ancienne des gens qui savaient beaucoup. Au lieu d’ignorer que le monde existait avant 93, et qu’on savait écrire avant 1830, il a médité comme Pantagruel sur tous les docteurs d’autrefois. Il connaît l’histoire mieux qu’un professeur, parce qu’il l’a apprise dans beaucoup de livres où ils ne vont point la chercher ; et il a étudié pour ses ouvrages la plupart des sciences, seulement accessibles aux spécialistes. Mieux que les vieux savants courbés, il sait les généalogies des villes mortes et des peuples disparus, avec leurs coutumes, leurs mœurs, les étoffes dont ils se couvraient et les mets bizarres qu’ils mangeaient de préférence. Il possède le Talmud comme un rabbin ; les Évangiles comme un prêtre ; la Bible comme un protestant ; le Coran comme un derviche. Il sait l’enchaînement des croyances, des philosophies, des religions et des hérésies. Il a fouillé toutes les littératures, prenant des notes dans beaucoup de livres inconnus, les uns parce qu’ils sont rares, les autres parce qu’on ne les lit point. Il connaît les écrivains de génie presque ignorés que produisirent les décadences des peuples, les commentateurs et les bibliographes, les libres profanes comme les livres sacrés, les vies des saints, les pères de l’Église et les auteurs que les hommes pudiques n’osent pas nommer. Il a rassemblé pour nous les communiquer, dans quelque jour d’indignation et de colère, un volume entier fait avec les fautes des écrivains sans style, les barbarismes des grammairiens, les erreurs des faux savants, toutes les vanités et tous les ridicules qui passèrent inaperçus et dont il soufflettera le monde.



    Les journalistes ne connaissent pas sa figure.

    Il trouve que c’est assez de livrer ses écrits au public et il a toujours tenu sa personne bien loin des popularités, dédaignant la publicité bruyante des feuilles répandues, les réclames officieuses et les exhibitions de photographies aux vitrines des marchands de tabac, à côté d’un criminel fameux, d’un prince quelconque et d’une fille célèbre.



    Il n’est guère accessible qu’à un petit nombre d’amis, hommes de lettres, dont il est aimé comme on ne l’est jamais d’un confrère et comme on l’est rarement d’un parent, car il soulève autour de lui les affections profondes. Mais comme il ne livre pas sa personne aux curiosités des foules, avides de regarder aux vitres des hommes connus comme à la cage d’un animal curieux, des légendes circulent autour de sa maison, et il se peut que, chez quelques-uns de ses concitoyens, on l’accuse sérieusement d’avoir mangé du bourgeois, ce qui serait dam tous les cas aussi vrai que le fameux dîner de charcuterie, chez Sainte-Beuve, un vendredi saint, dîner qui, sous la plume de journalistes bien informés, mais surtout bien inspirés, a fini par devenir une intolérable « scie ».



    Enfin, pour contenter les gens qui veulent toujours avoir des détails particuliers, je leur dirai qu’il boit, mange et fume absolument comme eux : qu’il est de haute taille, et que, lorsqu’il se promène avec son grand ami Yvan Tourgueneff, ils ont l’air d’une paire de géants. »